Dans la Baie du Mont-Saint-Michel, les vers hermelles, longs de seulement 3cm, ont créé la plus grande construction animale d’Europe. Leurs récifs s’étendent sur plus d’une centaine d’hectares et culminent à plus de 2 mètres de haut. Bonus majeur : ils protègent le trait de côte de l’érosion et abritent une grande biodiversité.
Le ver hermelle, une espèce ingénieure
Avez-vous déjà entendu parler des espèces ingénieures ? Pas celles qui ont fait leurs études à Lyon ou à Paris mais celles qui, au cœur de la magie du Vivant, façonnent physiquement leur environnement par leur simple présence. La plus connue est le castor. Moins mises en lumière demeurent d’incroyables espèces aux pouvoirs insoupçonnés. Nous vous présentons le ver hermelle.
Clives Jones et John Lawton travaillent respectivement à l’Institute of Ecosystem Studies à New-York et au Natural Environment Research Council Center for Population Biology en Angleterre. En collaboration avec plusieurs experts, ils ont étudié les différents mécanismes et liens entre les espèces et les écosystèmes. C’est ainsi qu’en 1993 naît le concept d’« ecosystem engineering » (ingénierie de l’écosystème).
Pour reprendre la définition de Jones, les espèces ingénieures sont des « organismes qui modulent directement ou indirectement la disponibilité des ressources (autres qu’eux-mêmes) pour d’autres espèces, en provoquant des changements d’état physique dans le matériel biotique ou abiotique. Ce faisant, ils modifient, maintiennent et/ou créent des habitats. ».
Ainsi, ces individus ont un rôle crucial dans le maintien des biotopes. Grâce à eux, ils s’adaptent aux perturbations et, par effet domino, sont des facilitateurs de biodiversité. Dans la famille ingénieure, on distingue deux catégories.
D’abord, les espèces autogéniques. Leur don est de modifier leur milieu via leurs propres structures physiques comme leurs tissus vivants et/ou morts. On compte parmi elles, les arbres interceptant des ressources lumineuses pour créer les conditions favorables à la photosynthèse de nombreuses autres plantes.
Ensuite, les espèces allogéniques. Elles ont l’art de modifier leur environnement en transformant des matériaux vivants et/ou morts d’un état physique à un autre comme le font nos amis les castors avec le bois.
L’impact de ces processus est la probabilité d’affecter le flux d’une ou plusieurs ressources de façon directe ou indirecte quand celui-ci touche un paramètre abiotique majeur. Typiquement, les changement d’états physiques du sédiment par des espèces ingénieures comme l’élaboration de tubes jointifs qui, assemblés entre eux, forment les récifs. Alors à votre avis, dans quelle catégorie se glissent nos vers hermelles ?
Les vers hermelles, des espèces ingénieures allogéniques
Les hermelles affectionnent les eaux fraîches et tempérées. On les repère en mer du Nord, en Manche, au sud-ouest de la Grande Bretagne et en baie du Mont Saint-Michel. Mais aussi en Atlantique, de l’Irlande au nord de l’Afrique. En France, des récifs importants sont situés en Vendée, à Saint Gilles Croix de Vie, autour des îles d’Yeu, de Noirmoutier, d’Oléron. On en trouve aussi dans le bassin d’Arcachon et sur la côte basque.
Lors de balades en bord de mer, on aperçoit parfois des récifs composés d’une infinité de tubes minuscules amoncelés contre la roche. Cette architecture si particulière n’est autre que le travail du ver hermelle, de son nom latin, Sabellaria Alveoata.
Ces bio-constructeurs utilisent des grains de sables et des fragments de coquillage pour concevoir ces récifs qui ont la particularité de protéger les littoraux de l’érosion et de constituer un havre de vie et de paix pour une riche microfaune qui vient s’y nourrir et y trouver logis.
La microflore, telle que les diatomées, abonde surtout à la base des constructions, sur les dépôts vaseux essentiellement constitués des fèces des hermelles. On y découvre tous les groupes d’invertébrés mais aussi des cnidaires, vers plats, annélides, mollusques, crustacés, échinodermes, bryozoaires, ascidies ainsi que des crevettes, crabes et poissons .
De plus, leurs œufs et larves, très abondants lors de la reproduction, représentent une source de nourriture convoitée par certains poissons et crabes. A marée haute, les récifs des vers hermelles sont des zones nourricières pour de nombreuses espèces de poissons et à marée basse, elles attirent des oiseaux de l’estran (bande de terre couverte à marée haute et découverte à marée basse) comme les limicoles (échasse, bécasse, etc.) et autres laridés (goéland, mouette, etc.).
Un ouvrage gigantesque pour un ver minuscule
Ces ingénieurs en algues ne mesurent approximativement que 3cm de long. Comment s’y prennent-ils pour construire ce paysage de niches parfois haut d’un mètre et long de plusieurs d’entre eux ?
Avec leurs filaments tentaculaires, ils collectent d’abord des particules sédimentaires qu’ils sélectionnent ensuite à l’aide d’un organe constructeur située autour de la bouche pour en faire un tube unique. Mais ce n’est pas tout car il faut bien souder ces sédiments pour que la structure tienne. Les vers hermelles sécrètent un cément organique de nature protéique utilisé pour coller les grains entre eux par l’intermédiaire d’une réaction chimique entre du calcium et du magnésium. Somme toute, de vrais alchimistes !
Si nous pensions que l’intelligence de l’agrégat du Vivant s’arrêtait là, nous nous trompions ! Il a été montré que les grains étaient placés de manière à résister aux pressions physiques extérieures. Pour cela, les vers ont montré une préférence pour les sédiments bioclastiques, c’est à dire les fragments de coquilles.
Les récifs des Hermelles varient d’un endroit à l’autre : les associations d’espèces vont ainsi grandement différer en fonction des conditions environnementales. Selon l’IFREMER : « Si les autres espèces de vers marins, de crustacés, ou de mollusques qui fréquentent le récif ne sont pas toujours identiques d’un rivage européen à l’autre, elles remplissent par contre toujours le même rôle écologique au sein du récif. »
D’ailleurs, un projet européen d’envergure du nom de REHAAB, piloté par des chercheurs en France, au pays de Galles et au Portugal et financé par l’IFREMER, le CNRS, la région Bretagne et la fondation Total vise à inventorier les lieux où est présent ce petit ver sur les côtes européennes. Une espèce protégée ?
Aujourd’hui certains facteurs menacent la survie de ces petits génies. D’une part, un trop grand froid leur est fatal ainsi que les ensevelissements des récifs sous les sédiments liés à l’hydrodynamisme. De plus, comme chaque espèce, elle a, elle aussi, une place dans la chaîne alimentaire et se retrouve menacée par les crabes. Malgré tout, le péril numéro un est l’être humain. D’un côté nous avons les pêcheurs à pied qui peuvent entraîner la destruction des récifs mais aussi les installations des conchyliculteurs et la pêche au chalut.
Il n’existe à ce jour aucune mesure de protection excepté au Mont Saint-Michel qui réglemente la pêche à pied et interdit la dégradation des récifs en baie. D’un point de vue moral, la directive Européenne « Habitat Faune – Flore » (92/43/CEE) ainsi que la Directive Cadre Stratégie pour le Milieu Marin (2008/56/CE) ont déterminé l’importance de ces habitats marins crées par des espèces ingénieures.
Ces ingénieurs, protecteurs de la vie, faiseurs d’habitats et génies de l’architecture participent de manière essentielle à la pérennité de nos rivages en les protégeant de l’érosion mais aussi au bien-être et à la survie de tout un tas d’autres espèces. Si Thomas Hobbes a déclaré que l’homme est un loup pour l’homme, il existe comme on vient de le voir des espèces ingénieures et solidaires. Ne serait-il pas pertinent de nous inspirer de l’intelligence de la nature pour construire un monde sur les principes de l’entraide et le rendre plus vivable ?