C’est en partant des petites choses que l’on en accomplit de grandes. C’est ainsi qu’en étudiant les vers de terre, Marcel Bouché est arrivé à cette conviction. Il nous invite, à travers l’histoire de ces lombriciens et de leur rôle dans nos écosystèmes, à une réflexion approfondie pour l’avènement d’une nouvelle science de l’environnement, plus exacte et complète, qui répondrait aux enjeux environnementaux actuels. « la première masse animale qui cohabite avec l’humain» Nous traversons aujourd’hui une crise environnementale majeure qui, selon Marcel Bouché, jardinier de métier, trouve sa cause dans la méconnaissance de notre environnement dans son ensemble, du fait de la spécialisation des scientifiques. Selon lui, si nous avions une meilleure appréhension du fonctionnement de nos sols, nous nous rapprocherions de ce qu’il appelle l’écologie vraie. Marcel Bouché a une longue carrière derrière lui : « je suis jardinier de métier, diplômé de l’école d’horticulture de la ville de Paris. Je suis rentré comme maître de laboratoire à l’INRA et j’ai fait toute ma carrière là-bas jusqu’en 2002 » C’est à l’INRA qu’il a été chargé de s’occuper de ces architectes de nos sols en 1960 et cela jusqu’à sa retraite en 2002. Il le dit lui-même : « au début le sujet des vers de terre ne m’emballait qu’à moitié ». Pourtant, de fil en aiguille, il a produit une première faune (l’ensemble des espèces animales présentes dans un espace géographique ou un écosystème déterminé, à une époque donnée) de l’ensemble des vers de terre de France en 1972, mis au point deux méthodes pour les quantifier et étudier leurs rôles dans les sols.
Il a compris, tout comme Darwin à son époque, l’importance de ce petit lombricien qui représente à lui seul environ 60 à 70 % de la masse totale des animaux, humains inclus.“J’ai classé les vers de terre d’un point de vue taxonomique, à savoir reconnaître les différentes espèces et essayer de les classer en fonction de leur supposée évolution. J’ai eu une période très heureuse, il suffisait de savoir où taper et je trouvais de nouvelles espèces. J’ai fait un livre sur l’ensemble des vers de terre de France : Les lombriciens de France en 1972.” Marcel nous explique avec beaucoup de minutie qu’il a ordonnancé les vers de terre en trois groupes qu’il a appelés les catégories écologiques : les Anéciques, catégorie dominante en masse quand les sols sont fertiles. Elle représente 80 % de l’espèce, “ça veut dire qu’ils montent et qu’ils descendent verticalement dans le sol et ce sont eux qui les labourent. Évidemment, ils ne font pas que ça mais je simplifie”.
Ensuite, il y a les Endogés qui, eux, constituent 20 % et “sont ceux qui vivent dans la terre et ne montent pas trop en surface. Ils vivent à l’horizontale dans les 20-30 cm de profondeur. Ils font un travail horizontal, donc”. La dernière catégorie, les Ėpigés,“équivaut à moins de 1 % de la masse. Ils vivent à la surface du sol, soit sur les écorces d’arbres soit sous les litières, dans les forêts. Ce sont des vers de terre très prolifiques car ils sont très consommés par les prédateurs comme ils sont à la surface. Ils travaillent très peu le sol mais ils travaillent la matière organique”. Pour nous conter l’histoire des vers de terre, Marcel se concentre sur les Anéciques et nous fait faire un sacré bond dans le temps. En effet, cette dernière remonte à environ 200 millions d’années, et la preuve de leur plein travail à 120 millions d’années. On la retrouve dans les paléosols. Dans les sols du nord de la France, les vers de terre ont disparu pendant les glaciations et ils sont ensuite remontés.
Les jardiniers de la Terre Il est le premier à étudier le rôle des vers de terre dans les sols, mais surtout à le faire sur le terrain. Au cours de ses années d’études, il a démontré le rôle inestimable des lombrics dans la bonne santé des écosystèmes : les vers de terre labourent et aèrent nos sols, permettent à l’eau d’y percoler et nourrissent nos plantes. “Les vers de terre ingèrent, digèrent et défèquent environ 1000 tonnes de terre par hectare et par an. Il faut savoir qu’une charrue qui laboure, retourne 2000 tonnes de terre. Mais ça n’a rien à voir parce qu’elle retourne tout, alors que les vers de terre ne le font que dans une partie bien précise du sol. La partie vivante du sol.”“Ce sont ceux qui font le travail vertical qui sont importants. Ils prennent de la terre dans le sol et la ramènent en surface dans une forme de labour (les turricules). On peut dire ça même si c’est bien plus fin que le labour. Ils ouvrent ainsi des galeries essentiellement verticales et c’est par ces galeries que pénètrent l’air et l’eau qui descendent en profondeur.” Grâce à ces galeries, le ver de terre permet à l’eau de s’infiltrer en quantité dans le sol proportionnellement à la masse d’Anéciques qui y vit. Cette eau va rentrer par infiltration pour descendre en profondeur dans lesdites galeries. Un phénomène nommé percolation. “En une heure et pour une tonne d’Anéciques, cela représente 160 millimètres d’eau. C’est une valeur moyenne. Cela peut varier en fonction de la population des vers de terre et du sol lui-même. Parfois les nappes phréatiques sont elles-mêmes élevées et, dans ces cas-là, ça ne pénètre plus et ça fait des lacs !”
Les lombrics sont donc un élément crucial du cycle de l’eau, et permettent de la stocker dans les sols. Surtout, Marcel Bouché a réalisé lors de ses recherches que les vers de terre apportent aux plantes une partie de l’azote dont elles ont besoin pour vivre. En effet, Marcel Bouché a fait vivre une aventure haute en couleurs à nos amis les vers de terre. Il a décidé de leur substituer leur azote naturel, qui comme vous et moi est dit azote 14, par de l’azote 15. Qu’est ce que ces chiffres ? Tout simplement le nombre de protons et neutrons contenus dans le noyau. L’azote 15 a un proton de plus ! Pour en revenir à nos petits architectes du sol, Marcel Bouché, leur a fait manger des algues contenant de l’azote 15 pendant 50 jours et ils sont devenus eux-mêmes “vers de terre 15”. Les vers de terre ont ensuite été remis dans leur habitat, où l’équipe de Marcel Bouché a fait plusieurs prélèvements, jusqu’à 40 jours après, pour faire une étonnante découverte. Les vers de terre ont pris l’azote 14 du sol et rejeté l’azote 15 qu’ils contenaient “comme un réservoir qui se vide et se remplit en même temps”. “ On a regardé dans la terre, dans les racines et dans la partie émergée des plantes. A notre grand étonnement, on a vu que l’azote quitte le ver de terre, passe dans le sol et pénètre dans les plantes ! Elles l’absorbent complètement ! Autrement dit, les lombrics nourrissent les plantes. Les vers de terre extraient leur azote sous deux formes : une urine directement assimilable par la plante, ça s’appelle de l’ammoniaque, et du mucus, comme la bave d’escargot, mais tout autour à l’intérieur de son corps entre ce qu’il ingère et pour faciliter le transit intestinal. Ce mucus est extrêmement carboné mais également azoté. C’est une machine à assimiler de l’azote, fabriquer du mucus et en recracher. Par contre, ce mucus n’est pas assimilable par les plantes.
En rapportant ces observations qui sont faites sur un petit nombre d’individus à la population totale des champs (on extrapole sur l’année en fonction de l’activité des vers de terre, parce qu’ils sont plus ou moins actifs selon les saisons), on est arrivés à un chiffre un peu magique : 530 kgs d’azote par hectare et par an qui sontexcrétés par une population moyenne. Dans les champs où on fait des céréales, en France, les agriculteurs apportent au cours de l’année 250 kgs d’azote.« Les vers de terre apportent plus du double aux plantes que ce qu’elles ont prétendument besoin dans un champ de blé. « “comparer un champ de blé à une prairie permanente, c’est une simplification grossière évidemment mais c’est pour vous donner des ordres de grandeur, c’est considérable ! N’en déduisez pas que les plantes ne s’alimentent qu’au travers des vers de terre !”
Redéfinir notre rapport au monde Pour Marcel, c’est sans appel ! Ces découvertes ont permis de mettre en lumière notre profonde ignorance sur le fonctionnement des sols, notamment du fait que ceux qui étudient les vers de terre le font en laboratoire où ils sont dissociés de leur milieu naturel ainsi que des conditions essentielles à leur existence comme l’humidité, la température et la régulation des saisons. C’est ainsi que les vers de terre l’ont poussé, comme ils le font en labourant la terre, à réfléchir aux carences de la science et à la crise environnementale que nous traversons. Pour lui, quel que soit le lieu de l’environnement, la démarche scientifique habituelle n’est pas cohérente quand elle est appliquée hors sol, dans le sens où un scientifique est trop spécialisé :“Il y en a un qui va étudier le rendement du blé et le choix d’une variété. Il va faire des essais aux champs en comparant les variétés et retenir les meilleures du point de vue du rendement mais n’a aucune idée de tout ce qui se passe dans le champ. Les spécialistes sont très bons dans leur spécialité, seulement ils ne prennent que trop rarement en compte l’environnement.” D’une certaine façon, Marcel Bouché nous invite à penser de façon plus holistique le fonctionnement de nos sols, ce qui, en quelque sorte, pourrait être étendu à notre rapport au vivant et au lien que nous devrions tisser avec ce dernier. Il faut étudier un objet dans son ensemble et non pas séparément du reste. “Ensemble, c’est à dire conjointement, les organismes et leur milieu pris au sens large engendrent une seule science exacte : l’écologie vraie.” Malgré son avis tranché, il nous explique, avant de nous quitter et sur le ton de l’humour : les spécialistes sont aussi des citoyens et ils se préoccupent de la crise actuelle ! Je ne les traite pas de malhonnêtes, je les traite de spécialistes ! En tous les cas, c’est le ver de terre qui m’a permis de comprendre notre océan de méconnaissances sur l’environnement.
A l’instar des insectes, des poissons, des oiseaux et d’énormément d’autres espèces, les vers de terre sont eux aussi en danger d’extinction dû à l’activité intensive et invasive de l’homme, l’agriculture industrielle en tête concernant les lombrics. Comme nous l’a rappelé Marcel Bouché, si nous prenions l’environnement dans son ensemble afin d’en comprendre son fonctionnement, il apparaîtrait comme évident que leur disparition massive va tout simplement nous amener à tuer nos sols et par effet ricochet, amplifier dramatiquement le problème de la faim dans le monde. Pourtant, si l’agriculture industrielle et ses pesticides meurtriers sont encore largement employés dans nos champs, il existe aujourd’hui des systèmes comme l’agroécologie qui ont fait leurs preuves et permettent de prendre en compte le vivant et de régénérer nos sols. Alors qu’attendons pour travailler ensemble main dans la main même si d’emblée ça peut paraître compliqué avec les vers de terre. Mais est-ce qu’au final ce n’est pas ça co-créer et co-exister ?Pour aller plus loin : Marcel Bouché a écrit un nouveau livre : Fonder la science de l’environnement. Il paraîtra aux éditions de l’environnement dynamique qui est un petit éditeur de Huch en France.